"Les Neufs Milliards de Nom de Dieu", Nouvelle de Arthur C. Clark

Publié le par PolteRgeiSt-911

Petit clin d'oeil à la Nouvelle d'Arthur C. Clark - Les Neufs Milliards de Nom de Dieu

Arthur C. Clark, née le 16 Décembre 1917, écrivain de Science-Fiction


Le docteur Wagner parvint à se contenir. C'était méritoire. Puis il dit:

« Votre requête est un peu déconcertante. A ma connaissance, c’est la première fois qu’un monastère tibétain passe commande d’un calculateur électronique. Je ne veux pas être curieux, mais j’étais loin de penser qu’un tel établissement puisse avoir besoin de cette machine. Puis-je vous demander ce que vous voulez en faire ? »

Le lama réajusta les pans de sa robe de soie et posa sur le bureau la règle à calcul avec laquelle il venait d’effectuer des conversions livre-dollar.

« Volontiers, votre calculateur électronique type 5 peut faire, si j’en crois votre catalogue, toutes les opérations mathématiques jusqu'à 10 décimales. Cependant ce qui m’intéresse, ce sont des lettres, non pas des chiffres. Je vous demanderai de modifier le circuit de sortie de façon à imprimer des lettres plutôt que des colonnes de chiffres.

- Je ne saisis pas bien...

- Depuis que notre lamaserie a été fondée, voici plus de trois siècles, nous nous consacrons à un certain travail. C’est un travail qui peut vous paraître étrange et je vous demanderai de m’écouter avec une grande ouverture d’esprit.

- D’accord.

- C’est simple. Nous sommes en train d’établir la liste de tous les noms possibles de Dieu.

- Pardon ? »

Le lama continua imperturbablement :

« Nous avons d’excellents raisons de croire que tous ces noms comportent au plus neuf lettres de notre alphabet.

- Et vous avez fait cela pendant trois siècles ?

- Oui. Nous avions estimé qu’il nous faudrait quinze mille ans pour achever notre tâche. »

Le docteur émit un sifflement accablé, de manière un peu étourdie :

« O.K., je vois maintenant pourquoi vous voulez louer une de nos machines. Mais quel est le but de l’opération ? »

Pendant une fraction de seconde, le lama hésita et Wagner craignit d'avoir offensé ce singulier client qui venait de faire le voyage Lhassa-New-York, une règle à calculer et le catalogue de la Compagnie des Compteur Electroniques dans la poche de sa robe safran.

«  Appelez cela un rituel si vous voulez, dit le lama, mais c’est une partie fondamentale de notre foi. Les noms de l’Être suprême, Dieu, Jupiter, Jéhovah, Allah etc., ne sont que des étiquettes dessinées par les hommes. Des considérations philosophiques trop complexes pour que je les expose ici nous ont amenés à la certitude que, parmi toutes les permutations et combinaisons possibles des lettres, se trouvent les véritables noms de Dieu. Or, notre but est de les retrouver et de les écrire tous.

- Je vois. Vous avez commencé par A.A.A.A.A.A.A.A.A., et vous allez arrivez à Z.Z.Z.Z.Z.Z.Z.Z.Z.

- Sauf que nous utilisons notre alphabet à nous. Il vous sera bien entendu facile de modifier la machine à écrire électrique, de façon qu’elle utilise notre alphabet. Mais un problème qui vous intéressera davantage sera la mise au point des circuits spéciaux éliminant d’avance les combinaisons inutiles. Par exemple, aucune des lettres ne doit apparaître plus de trois fois successivement.

- Trois ? Vous voulez dire deux.

- Non. Trois. Mais l’explication complète exigerait trop de temps, même si vous compreniez notre langue. »

Wagner dit précipitamment :

« Sûrement, sûrement, continuez.

- Il vous sera facile d’adapter votre calculateur automatique en fonction de ce but. Avec un programme convenable, une machine de ce genre peut permuter les lettres les unes après les autres et imprimer le résultat. Ainsi, conclut avec tranquillité le lama, ce qui nous aurait pris encore quinze mille ans sera achevé en cent jours. »

Le docteur Wagner se sentait perdre le sens des réalités. A travers les baies du building, les bruits et les lumières de New-York s’estompaient. Il était transporté dans un monde différent. Là-bas, dans leur lointain asile montagneux, générations après génération, des moines tibétains composaient depuis trois cents ans leur liste de noms dépourvus de sens... Il n’y avait donc pas de limite à la folie des hommes ? Mais le docteur Wagner ne devait pas manifester ses pensées. Le client a toujours raison...

Il répondit :

« Je ne doute pas que nous puissions modifier la machine type 5, de façon à imprimer des listes de cette sorte. L’installation et l’entretien m’inquiètent davantage. En outre, il ne sera pas facile de la livrer au Tibet.

- Nous pouvons arranger cela. Les pièces détachées sont de dimensions suffisamment faibles pour être transportées par avion. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons choisi votre machine. Envoyez les pièces aux Indes, nous nous chargerons du reste.

- Désirez-vous engager deux de nos ingénieurs ?

- Oui, pour mettre en place et surveiller la machine durant les cent jours.

- Je vais faire une note à la direction du personnel, dit Wagner en écrivant sur son bloc-notes. Mais deux questions restent à résoudre... »

Avant qu’il ait pu terminer sa phrase, le lama avait sorti de sa poche une mince feuille de papier :

« Ceci est l’état certifié de mon compte à la banque Asiatique.

- Je vous remercie. C’est parfait... Mais, si vous permettez, la seconde question est tellement élémentaire que j’hésite à la mentionner. Il arrive souvent que l’on oublie quelque chose d’évident... Avez-vous une source d’énergie électrique ?

- Nous avons un générateur Diesel électrique de 50 kW de puissance, 110 volts. Il a été installé voici cinq ans et fonctionne bien. Il nous facilite la vie à la almaserie. Nous l’avons acquis surtout pour faire tourner les moulins à prières.

- Ah ! oui, bien entendu, j’aurais dû y penser... » 

Du parapet la vue était vertigineuse, mais on s’habitue à tout.

Trois mois s’étaient écoulés et Georges Hanley n’était plus impressionné par les six cents mètres à la verticale qui séparaient le monastère du quadrillage des champs dans la plaine. Appuyé sur des pierres arrondies par le vent, l’ingénieur contemplait d’un œil morose les montagnes lointaines dont il ignorait le nom. »L’Opération nom de Dieu »comme l’avait baptisée un humoriste de la Compagnie, était sûrement le pire boulot de cinglé auquel il eût jamais participé.

Semaine après semaine, la machine type 5 modifiée avait couvert des milliers de feuillets d’un incroyable volapük. Patient et inexorable, le calculateur avait rassemblé les lettres de l’alphabet tibétain dans toutes les combinaisons possibles, épuisant série après série. Les moines découpaient certains mots à la sortie de la machine à écrire électrique et les collaient avec dévotion dans les registres énormes. Dans une semaine, ils auraient fini.

Hanley ignorait par quel calculs obscurs ils étaient arrivés à la conclusion qu’il ne fallait pas étudier des assemblages de dix, vingt, cent, mille lettres, et il ne tenait pas du tout à la savoir. Dans ses cauchemars, il rêvait parfois que le grand lama avait brusquement décidé que l’on compliquerait un peu plus l’opération et que l’on poursuivrait le travail jusqu'à l’an 2060. Ce drôle de bonhomme en paraissait d’ailleurs parfaitement capable.

La lourde porte de bois claqua. Chuk venait le rejoindre sur la terrasse. Chuk fumait, comme d'habitude, un cigare: il s'était rendu populaire parmi les lamas en leur distribuant des havanes. Ces types-là pouvaient être complètement tordus – pensa Hanley – mais ils n'étaient pas des puritains. Les fréquentes expéditions au village n'avaient pas été sans intérêt... « Ecoute, Georges, dit Chuk, on a des ennuis.

- La machine est détraquée ?

- Non. »

Chuk s’assit sur le parapet. C’était étonnant, car, de coutume, il craignait le vertige :

«  Je viens de découvrir le but de l’opération.

- Mais nous le connaissions !

- Nous savions ce que les moines voulaient faire, mais nous ne savions pas pourquoi.

- Bah ! ils sont cinglés...

- Ecoute, Georges, le vieux vient de m’expliquer. Ils pensent que lorsqu’ils auront écrit tous ces noms (et d’après eux il y en a environ neuf milliards), le but divin sera atteint. La race humaine aura accompli ce pour quoi elle avait été créée.

- Alors quoi ? Ils s’attendent à ce que nous nous suicidions ?

- Inutile. Quand la liste sera terminée, Dieu viendra et ce sera fini.

- Quand nous aurons fini, ce sera la fin du monde ? »

Chuk eut un petit rire nerveux :

«  C’est ce que j’ai dit au vieux. Alors il m’a regardé d’une façon étrange, comme un professeur regarde un élève particulièrement stupide, et il m’a dit : "Oh! Ce ne sera pas aussi insignifiant!..." »

Georges réfléchit un instant.

« C’est un type qui a visiblement les idées larges, dit il, mais ceci dit, qu’est-ce que ca change ? Nous savions déjà qu’ils étaient cinglés.

- Oui. Mais tu ne vois pas ce qui peut arrivé ? Si la liste se termine et si les trompettes de l’ange Gabriel, version tibétaine, ne sonnent pas, ils peuvent décider que c’est de notre faute. Après tout, c’est notre machine qu’ils utilisaient. Je n’aime pas ca...

- Je te suis..., dit lentement Georges, mais j’en ai vu d’autres. Quand j’était môme, en Louisiane, on a eu un prêcheur qui a annonce la fin du monde pour le dimanche suivant. Des centaines de types l’ont cru. Certains même ont vendu leurs maisons. Mais personne n’a piqué une colère le dimanche d’après. Les gens ont pensé qu’il s’était juste un peu trompé dans ses calculs, et des tas d’entre eux ont encore la foi.

- Dans le cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je te signale que nous ne sommes pas en Louisiane. Nous sommes seuls, tous les deux, parmi des centaines de moines. Je les adore, mais je préférerais être ailleurs quand le vieux lama s’apercevra que l’opération est ratée.

- Il y a une solution. Un petit sabotage inoffensif. L’avion arrive dans une semaine et la machine finira son travail dans quatre jours, à raison de 24 heures par jour. Il n’y a qu’à se mettre à réparer quelque chose pendant deux ou trois jours. Si c’est bien réglé, nous pouvons être en bas, sur l’aéroport, quand le dernier nom sortira de la machine. » 

Sept jours plus tard, alors que les petits poneys de montagne descendaient la route en spirale, Hanley dit :

« J’ai eu un peu de remords. Je ne prends pas la fuite parce que j’ai peur, mais parce que j’ai du chagrin. Je n’aimerais pas voir la tête de ces braves gens quand la machine s’arrêtera.

- A mon avis, dit Chuk, ils ont très bien deviné que nous nous sauvions, et ca leur était égal. Ils savent maintenant à quel point cette machine est automatique, et qu’elle n’a pas besoin de surveillance. Et ils pensent qu’il n’y aura pas d’après. »

Georges se retourna sur sa selle et regarda.

Les bâtiments du monastère apparaissaient en silhouette brune dans le soleil couchant. Des petites lumières brillaient de temps en temps sous la masse sombre des murailles comme les hublots d’un navire en route. Des lampes électriques branchées sur le circuit de la machine n°5.

Qu’allait-il arriver au calculateur électrique ? se demanda Georges. Les moines le détruiraient-ils dans leur rage et leur désappointement ? Ou bien recommenceraient-ils tout ?

Comme s’il y était encore, il voyait ce qui se passait en ce moment sur la montagne derrière les murailles. Le grand lama et ses assistants examinaient les feuilles, tandis que des novices découpaient des noms baroques et les collaient dans l’énorme cahier. Et tout cela se faisait dans un religieux silence. On n’entendait que les touches de la machine, frappant comme une pluie douce le papier. Le calculateur lui-même, qui combinait des milliers de lettres par seconde, était tout à fait silencieux...

La voix de Chuk interrompit sa rêverie.

« Le voilà ! Ca fait rudement plaisir ! »

Pareil à une minuscule crois d’argent, le vieil avion de transport D.C.3 venait de se poser là-bas sur le petit aérodrome de fortune. Cette vision donnait envie de boire un grand coup de scotch glacé. Chuk commença à chanter, mais s’arrêta vite. Les montagnes ne l’encourageaient pas.

Georges consulta sa montre.

« Nous serons au terrain dans une heure », dit-il. Et il ajouta : « Crois-tu que le calcul soit fini ? »

Chuk ne répondit pas et Georges redressa la tête. Il vit le visage de Chuk très blanc, tendu vers le ciel.

« Regarde », murmura Chuk.

Georges à son tour, leva les yeux.

Pour la dernière fois au-dessus d'eux, dans la paix des hauteurs, une à une, les étoiles s'éteignaient...

Arthur C. Clark

      
( Recopié par KARMELITA Vincent, le 29 Novembre 2009 )

 

 

Publié dans Divers

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
S
Bonjour,<br /> Je dois vous parler et ce serait bien que vous me rappeliez.<br /> Sandra S
Répondre
S
<br /> Bonjour<br /> <br /> C'était une lecture très enrichissante ! Je suis moi même fan de paranormal, sans être spécialiste.<br /> <br /> Continuez comme ça et n'hésitez pas à me contacter si vous désirez partager sur le sujet.<br /> <br /> SImone<br /> <br /> <br />
Répondre